Imaginez : vous avez 14 ans, vous passez vos soirées à coder votre propre jeu sur Roblox, vous avez déjà 200 000 visites et vous commencez à monétiser vos Robux. Du jour au lendemain, tout disparaît pour 8 millions de joueurs russes. C’est exactement ce qui vient d’arriver le 3 décembre 2025 : la Russie a purement et simplement bloqué l’accès à Roblox sur son territoire. Et la raison officielle fait froid dans le dos pour toute la tech mondiale.
Ce n’est pas une histoire de piratage ou de sécurité nationale classique. Non. L’agence russe de régulation des communications (Roskomnadzor) pointe du doigt… la présence de contenus LGBTQ+ sur la plateforme, qualifiés d’« activité extrémiste » selon la législation en vigueur depuis 2023. Un précédent qui pose une question brutale à tous les fondateurs de plateformes UGC : jusqu’où êtes-vous prêts à aller pour rester global ?
Ce qui s’est réellement passé en quelques heures
Le mercredi 3 décembre 2025, l’agence de presse d’État russe TASS publie un communiqué laconique : Roblox est inscrit sur la liste des ressources interdites. Motif principal : « propagation de contenus promouvant des relations sexuelles non traditionnelles ». En clair, des expériences (jeux créés par les utilisateurs) contenant des drapeaux arc-en-ciel, des groupes de soutien LGBTQ+ ou même des avatars aux couleurs de la Pride.
Le chiffre donne le vertige : selon Appfigures, Roblox comptait environ 70 millions d’installations mobiles en Russie, dont 8 millions rien que pour 2025. Autant de jeunes utilisateurs – et de revenus potentiels – qui s’évaporent instantanément.
Roblox, victime collatérale d’une loi anti-LGBTQ+ de 2023
Pour comprendre, il faut remonter à novembre 2023 : la Cour suprême russe classe le « mouvement international LGBT » comme organisation extrémiste. Résultat ? Toute représentation publique positive de l’homosexualité ou de la transidentité devient passible de lourdes amendes, voire de prison. Même un simple drapeau arc-en-ciel sur un t-shirt dans un jeu vidéo peut tomber sous le coup de la loi.
Sur Roblox, des milliers d’expériences étaient concernées : des cafés virtuels LGBTQ+-friendly, des événements Pride, des groupes de parole pour adolescents en questionnement… Tout cela était toléré (voire modérément modéré) par Roblox jusqu’ici. Trop, selon Moscou.
« La plateforme contient des informations interdites en Fédération de Russie, y compris celles promouvant des relations sexuelles non traditionnelles »
– Communiqué Roskomnadzor, décembre 2025
Les défis de modération à l’échelle d’une plateforme UGC mondiale
Roblox, ce n’est pas un jeu. C’est 60 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, dont une majorité d’enfants et d’adolescents, et des millions d’expériences créées par les utilisateurs eux-mêmes. Modérer un tel volume tout en respectant 195 législations nationales différentes relève de la mission impossible.
La plateforme a pourtant tenté de réagir ces derniers mois :
- Introduction de la vérification faciale obligatoire pour le chat dès janvier 2026
- Obligation pour les créateurs de signaler les expériences à thématique « sociale, politique ou religieuse sensible »
- Contrôles parentaux renforcés pour les moins de 13 ans
Mais ces mesures, déjà critiquées aux États-Unis et en Europe pour leur côté liberticide, ne suffisent visiblement pas face à certains régimes autoritaires.
La réaction (ou l’absence de réaction) de Roblox
À l’heure où j’écris ces lignes, Roblox n’a toujours pas publié de communiqué officiel. Un silence assourdissant qui en dit long. Que peut-on répondre quand un État entier vous accuse de propager l’« extrémisme » ? Censurer massivement les contenus LGBTQ+ russes ? Créer une version expurgée de la plateforme pour la Russie (comme l’a fait TikTok en son temps) ? Refuser le compromis et perdre 70 millions d’utilisateurs ?
Le précédent TikTok en 2020 est dans toutes les mémoires : l’application avait purement et simplement retiré tout contenu LGBTQ+ visible depuis la Russie pour éviter le ban. Une décision qui avait provoqué un tollé international.
Conséquences business : un marché perdu, mais peut-être pas si énorme
Sur le papier, la Russie ne pèse « que » 3 à 4 % des revenus de Roblox. Mais le symbole est terrible. Cela montre que même une plateforme valorisée à plus de 40 milliards de dollars peut être rayée d’un marché du jour au lendemain pour des raisons idéologiques.
Pour les startups et scale-ups qui nous lisent : c’est un rappel brutal que la diversité géographique n’est pas seulement une question de croissance. C’est aussi une question de résilience.
Le précédent dangereux pour toutes les plateformes UGC
Si Roblox tombe aujourd’hui pour des contenus LGBTQ+, qui sera le prochain ?
- Une plateforme de création comme Rec Room pour des expériences pro-ukrainiennes ?
- Discord pour des serveurs critiques du Kremlin ?
- Minecraft pour des serveurs QueerMC trop visibles ?
La Chine a déjà montré la voie avec ses « Great Firewall » et ses versions locales expurgées (WeChat, Douyin…). La Russie semble décidée à suivre le même modèle, mais avec une brutalité encore plus directe.
Ce que les fondateurs et investisseurs doivent retenir
Pour vous qui levez des fonds ou construisez le prochain unicorn :
- Évaluez dès le seed le risque géopolitique de votre produit. Une fonctionnalité anodine en Europe peut être un crime ailleurs.
- Préparez un « Plan Russie/Chine » dès la Série A : version locale light ? Géoblocage de certaines fonctionnalités ? Sortie programmée du marché ?
- Ne misez pas tout sur l’UGC non modéré. La liberté totale des utilisateurs est un rêve magnifique… jusqu’à ce qu’un État décide qu’elle est illégale.
- Investissez dans la modération contextuelle. L’IA seule ne suffit plus : il faut des équipes locales qui comprennent les subtilités culturelles et légales.
Et demain ? Vers un Internet encore plus fragmenté
Cette affaire Roblox n’est qu’un épisode d’une tendance lourde : la fin de l’Internet global unique. Nous allons vers un monde où chaque grand bloc (USA, UE, Chine, Russie, Inde, monde arabe…) imposera ses propres règles morales et politiques aux plateformes.
Pour les entrepreneurs tech, le défi n’est plus seulement de créer le meilleur produit. C’est aussi de naviguer entre ces icebergs réglementaires sans couler… ni renier ses valeurs.
La question que tout fondateur doit se poser aujourd’hui : si demain mon produit est accusé de promouvoir des valeurs contraires à celles d’un régime autoritaire, quel sera mon prix ?
Roblox n’a pas encore répondu. Mais son silence parle déjà pour lui.







