Imaginez : vous passez des années à construire un média de référence, vous investissez des millions en journalistes, en enquêtes, en paywalls pour survivre… et un jour, une startup lève 500 millions de dollars pour reprendre votre contenu verbatim, le reformuler à peine et le servir gratuitement à des millions d’utilisateurs. C’est exactement ce que reproche le Chicago Tribune à Perplexity, le moteur de recherche dopé à l’IA qui fait trembler Google. Le 4 décembre 2025, le journal a déposé une plainte fédérale à New York. Et cette fois, ce n’est pas seulement une histoire de « training data ». C’est une attaque frontale contre le cœur même du modèle économique des IA conversationnelles modernes.
Que reproche exactement le Chicago Tribune à Perplexity ?
La plainte est limpide et particulièrement bien étayée. Dès mi-octobre 2025, les avocats du Tribune ont contacté Perplexity pour savoir si la startup utilisait leurs articles. Réponse officielle de Perplexity : « Nous n’entraînons pas nos modèles sur vos contenus, mais il se peut que nous recevions des résumés factuels non-verbatim ». Problème : les tests menés par le journal montrent que Perplexity reproduit parfois des passages entiers, presque mot pour mot.
Mais le plus explosif, c’est l’accusation concernant le **RAG** (Retrieval Augmented Generation). Pour rappel, le RAG est la technique qui permet à une IA de consulter des sources externes en temps réel afin d’éviter les hallucinations. Le Tribune affirme que Perplexity scrape massivement leurs articles – y compris ceux derrière paywall – pour alimenter son RAG, puis génère des réponses ultra-précises qui cannibalisent totalement le trafic du site original.
« Perplexity utilise notre contenu protégé pour concurrencer directement le Chicago Tribune, tout en contournant délibérément nos paywalls via son navigateur Comet. »
– Extrait de la plainte déposée à New York
Le RAG est-il vraiment une zone grise juridique ?
Jusqu’à présent, la grande majorité des procès (New York Times vs OpenAI, Getty vs Stability AI, etc.) portaient sur l’entraînement des modèles. On reprochait aux IA d’avoir ingurgité des milliards d’articles, photos ou œuvres pour apprendre. Là, c’est différent. Perplexity jure ne pas entraîner ses modèles sur le contenu du Tribune. En revanche, il l’utilise activement à chaque requête via son système RAG.
Pour les médias, c’est pire : l’entraînement, c’est du passé ; le RAG, c’est du vol en direct, à chaque recherche. Et comme Perplexity cite rarement la source cliquable ou pousse à visiter le site d’origine, le journal perd à la fois son audience et ses revenus d’abonnement.
- Scraping de contenus payants sans autorisation –>
- Reproduction quasi-verbatim dans les réponses
- Contournement technique des paywalls via le navigateur Comet
- Cannibalisation totale du trafic éditorial
Un contexte explosif : Perplexity n’est plus seul
Le Chicago Tribune fait partie d’un groupe plus large (Tribune Publishing + MediaNews Group) qui a déjà assigné OpenAI et Microsoft à deux reprises en 2025 (8 titres en avril, 9 en novembre). Ces dossiers sont toujours en cours, mais ils ont déjà forcé OpenAI à signer des accords à neuf chiffres avec plusieurs éditeurs.
Perplexity, lui, accumule les mauvaises nouvelles :
- Reddit a porté plainte en octobre 2025
- Dow Jones (Wall Street Journal) a également attaqué
- Amazon a envoyé une mise en demeure pour son navigateur IA shopping
- Forbes, Wired et d’autres médias ont bloqué son crawler
La valorisation de Perplexity dépasse pourtant les 9 milliards de dollars après une levée de 500 millions menée par IVP et Nvidia. Ironie : plus la startup grandit, plus elle devient une cible.
Pourquoi cette affaire pourrait faire jurisprudence
Contrairement aux procès sur l’entraînement, celui-ci interroge directement la légalité du **RAG à grande échelle**. Or, quasiment toutes les IA conversationnelles modernes (ChatGPT avec Browse, Gemini Live, Claude Projects, vous, moi…) utilisent du RAG ou des techniques similaires.
Si les juges américains donnent raison au Chicago Tribune, cela pourrait :
- Forcer toutes les IA à obtenir des licences explicites pour chaque source utilisée en RAG
- Rendre le modèle économique actuel (réponses riches + peu de clics vers l’éditeur) intenable
- Pousser à des accords globaux type « News Corp – OpenAI » à 250 M$
- Réduire drastiquement la qualité des réponses IA sur l’actualité récente
Et les startups dans tout ça ?
Pour les fondateurs et investisseurs en IA, cette vague de procès est un signal clair : **l’époque du “move fast and break things” sur le contenu tiers est terminée**.
Les options qui restent :
- Négocier des partenariats éditoriaux dès le départ (comme Axel Springer avec OpenAI)
- Développer des crawlers 100 % respectueux des robots.txt et paywalls
- Proposer systématiquement des liens cliquables + extraits courts (modèle The Information / Perplexity Pro)
- Ou… se préparer à sortir le chéquier (très gros).
Conclusion : vers un internet à deux vitesses ?
Cette affaire Chicago Tribune vs Perplexity est probablement la plus importante de 2026 pour l’écosystème IA. Elle ne oppose pas seulement un journal à une licorne. Elle oppose deux visions d’Internet : celui où l’information reste monétisable par ceux qui la produisent, et celui où l’IA agrège tout, gratuitement, au nom de l’innovation.
Une chose est sûre : en 2026, aucune startup IA sérieuse ne pourra plus se permettre d’ignorer la question des droits d’auteur. Les médias ont compris qu’ils avaient le couteau sous la gorge, et ils n’hésiteront plus à l’utiliser.
À suivre de très près. Car le verdict new-yorkais pourrait redessiner toute la carte du pouvoir dans l’IA grand public.






