Bending Spoons : Le Prédateur Silencieux de la Tech

Imaginez une entreprise italienne capable de racheter Eventbrite pour 500 millions de dollars, Evernote, WeTransfer, Meetup, StreamYard, puis d’annoncer coup sur coup l’acquisition de Vimeo (1,38 milliard) et d’AOL… le tout en restant quasiment inconnue du grand public. Cette entreprise existe, elle s’appelle Bending Spoons, et elle est en train de devenir l’un des acteurs les plus redoutés – et les plus fascinants – de l’écosystème tech mondial.

Basée à Milan, cette société fondée il y a seulement douze ans vient d’entrer dans le club très fermé des decacorns européens avec une valorisation supérieure à 11 milliards de dollars. Et pourtant, son nom ne dit presque rien à personne. C’est précisément cette discrétion qui fait sa force.

D’où sort vraiment Bending Spoons ?

L’histoire commence en 2011 à Copenhague, sous un autre nom : Evertale. La startup participe à TechCrunch Disrupt avec Wink, une app de partage photo qui ne décollera jamais. Après l’échec, les investisseurs récupèrent leur mise, mais cinq membres de l’équipe décident de continuer ensemble. Parmi eux : Luca Ferrari, aujourd’hui CEO.

Ils déménagent à Milan, changent de nom (inspiré de la fameuse scène de Matrix où l’enfant dit à Néo « Il n’y a pas de cuillère »), et se lancent dans le développement d’apps maison. Très vite, ils comprennent que créer de zéro est long et risqué. La vraie opportunité ? Racheter des produits déjà populaires, mais mal gérés ou en perte de vitesse, puis les transformer en machines à cash grâce à une obsession de l’efficacité.

« Nous achetons des entreprises que nous pensons pouvoir améliorer de façon spectaculaire, puis nous les gardons pour toujours. »

– Luca Ferrari, CEO et cofondateur de Bending Spoons

La liste impressionnante de ses acquisitions (2022-2025)

Depuis 2022, le rythme s’est emballé. Voici les principales prises de guerre :

  • 2022 – Filmic (apps vidéo pro) → toute l’équipe licenciée un an plus tard
  • 2023 – Evernote (ex-licorne à 1 milliard) → réduction drastique du plan gratuit + vagues de licenciements
  • 2024 – Meetup, Mosaic Group, StreamYard (Hopin), Issuu, WeTransfer → limitation des plans gratuits et suppression de postes
  • 2025 – Komoot, Harvest, Brightcove (233 M$), Eventbrite (500 M$), annonce de Vimeo (1,38 Md$) et AOL (prix non communiqué)

En trois ans, Bending Spoons est passé de l’ombre à la lumière en accumulant certaines des marques les plus emblématiques du web grand public et pro.

La méthode Bending Spoons : optimisation sans pitié

Le modèle est rodé et repose sur quatre piliers :

  • Acquisition à prix cassé d’entreprises cotées ou valorisées bien plus haut par le passé (Eventbrite valait 1,76 milliard à l’IPO en 2018)
  • Refonte produit : nouvelles features, souvent boostées à l’IA (ex : Remini, leur app de retouche photo IA, est un carton mondial)
  • Monétisation agressive : réduction des plans gratuits, hausse des prix, push vers l’abonnement annuel
  • Rationalisation des coûts : licenciements massifs dès les premiers mois (parfois 70-100 % des effectifs historiques)

Cette approche, très proche de celle de certains fonds de private equity, a un nom dans la Silicon Valley : le roll-up. Mais Bending Spoons insiste sur une différence majeure : ils ne revendent jamais. Leur ambition est de créer un portefeuille vivant et éternel.

Une valorisation qui donne le vertige

En octobre 2025, Bending Spoons a levé 270 millions de dollars en primary et 440 millions en secondary à une valorisation de 11 milliards de dollars. Les quatre cofondateurs (Luca Ferrari, Matteo Danieli, Luca Querella et Francesco Patarnello) sont devenus milliardaires du jour au lendemain.

Parmi les investisseurs : T. Rowe Price, Baillie Gifford, Durable Capital, mais aussi des célébrités comme Andre Agassi, Bradley Cooper, The Weeknd ou Eric Schmidt.

Au total, la société a levé plus de 700 millions en equity et dispose de 2,8 milliards de lignes de dette pour financer ses futures acquisitions. Autant dire que la liste risque de encore s’allonger.

Pourquoi cette stratégie fait polémique

Si les chiffres impressionnent, la méthode dérange. À chaque rachat, la séquence est presque toujours la même :

  • Annonce enthousiaste (« nous allons rendre ce produit incroyable à nouveau ! »)
  • Puis, quelques mois plus tard : coupes dans les effectifs, limitation des fonctionnalités gratuites, hausse des tarifs
  • Réactions outrées des utilisateurs historiques (« Evernote est mort », « WeTransfer n’est plus utilisable gratuitement »)

Pourtant, les metrics semblent leur donner raison : plus de 300 millions d’utilisateurs mensuels, 10 millions de clients payants, et une rentabilité qui fait rêver la majorité des startups.

Et maintenant ? Quels prochains targets ?

Avec plus de 3 milliards de capacité d’acquisition (equity + dette), Bending Spoons peut désormais viser des cibles beaucoup plus grosses. Les rumeurs parlent déjà de :

  • Typeform (créateur de formulaires espagnol)
  • Canva ? (beaucoup trop cher pour l’instant)
  • –>
  • Notion, Figma, Airtable ? Peu probable à court terme mais plus rien n’est impossible

Ce qui est certain, c’est que le modèle fonctionne. Et tant qu’il y aura des fondateurs fatigués, des VCs qui veulent sortir, ou des boîtes cotées en difficulté, Bending Spoons sera là.

Leçons pour les entrepreneurs et marketeurs

Cette saga nous enseigne plusieurs choses brutales mais utiles :

  • Une marque forte + une base utilisateurs massive ne protège pas éternellement si le modèle économique n’est pas solide
  • L’efficacité opérationnelle et l’IA peuvent transformer des actifs « fatigués » en mines d’or
  • Le « move fast and break things » fonctionne aussi… pour réparer les choses des autres
  • En Europe, on peut créer un géant mondial sans faire de bruit (jusqu’à ce qu’on rachète AOL)

Bending Spoons n’est ni un héros ni un villain. C’est simplement la version 2025 du capitalisme tech : froide, data-driven, et terriblement efficace.

Et vous, pensez-vous que ce modèle est l’avenir des acquisitions tech ? Ou assistera-t-on un jour à une révolte des utilisateurs qui diront stop aux plans gratuits assassinés ? L’histoire est en train de s’écrire sous nos yeux.

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MondeTech.fr

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