Imaginez les autoroutes californiennes, ces artères vitales du commerce américain, soudainement sillonnées par des mastodontes de 40 tonnes qui roulent sans personne au volant. Plus de pauses café, plus de fatigue, juste une IA qui optimise chaque kilomètre. Ce qui ressemblait encore à de la science-fiction il y a cinq ans est en train de devenir réalité : la Californie, berceau de l’innovation technologique, s’apprête à lever l’interdiction qui bloquait jusqu’ici les tests et le déploiement de camions autonomes de plus de 10 000 livres (environ 4,5 tonnes). Une nouvelle qui fait jubiler les startups et trembler les syndicats.
Un revirement réglementaire historique
Le 4 décembre 2025, le Department of Motor Vehicles (DMV) de Californie a publié la version finale de ses nouvelles règles. Après deux ans de réflexion et une première ébauche en 2024, l’agence ouvre une période de consultation publique de 15 jours (jusqu’au 18 décembre) avant validation définitive.
Concrètement, cela signifie que des entreprises comme Kodiak Robotics, Aurora Innovation ou Wayve pourront bientôt tester, puis déployer commercialement, des camions 100 % autonomes sur les routes californiennes. Un marché colossal : la Californie représente à elle seule plus de 14 % du PIB américain et concentre les ports les plus actifs du pays (Los Angeles, Long Beach, Oakland).
« Ces propositions réglementaires sont une étape critique pour amener les camions autonomes sur les autoroutes californiennes dès 2026, un jalon qui améliorera la sécurité routière et fera croître l’économie. »
– Daniel Goff, VP External Affairs chez Kodiak AI
Un processus en trois phases strictement encadré
Le DMV n’a pas fait les choses à moitié. Pour éviter les polémiques qui ont entouré les robotaxis (accidents, interventions policières, etc.), les nouvelles règles imposent un parcours progressif :
- Phase 1 : tests avec opérateur de sécurité humain à bord (déjà autorisés)
- Phase 2 : tests 100 % sans conducteur, après obtention d’un permis spécifique
- Phase 3 : déploiement commercial (transport de marchandises payant)
Mais pour passer à la phase 2, les exigences sont lourdes :
- Minimum 500 000 miles de tests autonomes déjà réalisés
- Dont 100 000 miles dans le domaine opérationnel prévu en Californie
- Rapports détaillés sur les interactions avec les forces de l’ordre et les premiers secours
- Possibilité pour la police de verbaliser directement le véhicule autonome (oui, votre camion pourra prendre une amende)
Pourquoi la Californie change-t-elle d’avis maintenant ?
Plusieurs facteurs convergent :
D’abord, la pression concurrentielle. Pendant que la Californie bloquait les poids lourds autonomes, le Texas, l’Arizona et la Floride sont devenus des terrains de jeu privilégiés. Résultat : les startups californiennes (Aurora, Kodiak, Embark avant son rachat) testaient ailleurs, privaient l’État de données et d’emplois qualifiés.
Ensuite, les chiffres de sécurité. Les accidents impliquant des camions avec conducteur humain restent dramatiques : plus de 5 000 morts par an aux États-Unis selon la NHTSA. Les systèmes autonomes, même imparfaits, affichent déjà des statistiques bien meilleures sur les longues distances autoroutières.
Enfin, la pénurie chronique de chauffeurs routiers. On estime le manque à plus de 80 000 conducteurs aux USA en 2025, et ce chiffre grimpe chaque année. Les transporteurs paient des salaires à six chiffres pour attirer les talents… quand ils en trouvent.
Les startups prêtes à bondir
Kodiak Robotics est sans doute l’entreprise la plus avancée. Fondée par d’anciens de Waymo et Uber ATG, elle a déjà livré des bières Budweiser en autonome au Colorado en 2018 et opère aujourd’hui des lignes commerciales entre Dallas et Houston.
Aurora Innovation (soutenue par Amazon, Sequoia et T. Rowe Price) a signé des partenariats majeurs avec FedEx, Uber Freight et récemment PACCAR (Kenworth). Son objectif : déployer 20 camions sans chauffeur d’ici fin 2025… mais jusqu’ici uniquement hors Californie.
Plus discret, Torc Robotics (racheté par Daimler Truck) et Plus.ai préparent également le terrain. Tous attendent ce feu vert californien comme la dernière pièce du puzzle pour un réseau national cohérent.
Le camp adverse : les Teamsters contre-attaquent
Du côté des syndicats, c’est la guerre totale.
« Notre position reste la même : nous sommes opposés au déploiement et aux tests de cette technologie sur nos routes. »
– Shane Gusman, directeur législatif des Teamsters Californie
Le syndicat pousse actuellement le projet de loi AB 33, qui imposerait la présence obligatoire d’un conducteur humain dans tout camion autonome de plus de 10 000 livres. Le texte est déjà passé à l’Assemblée et attend le vote du Sénat.
Leur argument massue : la sécurité. Mais aussi et surtout l’emploi. Le transport routier emploie plus de 1,8 million de personnes aux États-Unis. Une automatisation massive pourrait faire disparaître des centaines de milliers de postes, souvent occupés par des classes moyennes sans diplôme universitaire.
L’impact business colossal pour les startups et investisseurs
Pour les entrepreneurs et les fonds de venture, c’est Noël avant l’heure.
Le marché du fret autonome est estimé à plus de 800 milliards de dollars d’ici 2035 selon Ark Invest. Maîtriser la Californie, c’est contrôler l’accès aux deux plus grands ports à conteneurs d’Amérique et aux corridors les plus rentables (I-5, I-10).
Les avantages opérationnels sont évidents :
- Réduction de 30 à 50 % des coûts par mile (plus de salaire, moins de carburant grâce à une conduite optimisée)
- Augmentation de la productivité : un camion autonome peut rouler 20h/j au lieu de 11h avec un humain
- Diminution des accidents liés à la fatigue (responsable de 13 % des accidents mortels de poids lourds)
Et pour les startups françaises dans tout ça ?
Même si l’action se passe à 9 000 km, les entrepreneurs français ont tout intérêt à suivre ce dossier de très près.
Des entreprises comme EasyMile, Navya (avant sa liquidation) ou plus récemment Exoes et Gossip travaillent sur des technologies similaires. L’ouverture californienne va créer une masse critique de données, faire baisser les coûts des capteurs et accélérer les standards mondiaux.
De plus, les géants du transport européen (Dachser, DB Schenker) suivent déjà les tests américains pour préparer leurs propres déploiements. Une startup française qui maîtrise la brique logicielle ou les systèmes de sécurité critiques pourrait se retrouver en position de licornes potentielles.
Scénarios possibles pour 2026-2030
Trois futurs se dessinent :
- Scénario optimiste : les règles passent en l’état, premiers déploiements commerciaux fin 2026 sur l’I-10 entre LA et Phoenix, effet domino dans d’autres États
- Scénario médian : compromis législatif imposant un opérateur humain jusqu’en 2028, mais tests sans conducteur autorisés
- Scénario pessimiste : AB 33 passe, nouveau blocage californien, les startups déménagent massivement leurs QG au Texas
Quel que soit le résultat, une chose est sûre : la décennie qui s’ouvre va redessiner complètement la carte du transport de marchandises. Et les entrepreneurs les plus agiles, qu’ils soient à San Francisco, Austin ou Paris, ont une fenêtre unique pour prendre position.
Le camion autonome n’est plus une question de « si », mais de « quand » et « comment ». La Californie vient de poser la première pierre d’un édifice qui pourrait bien transformer l’économie mondiale du fret. À vous de jouer.







