Imaginez que vous ayez placé de l’argent dans un fonds de venture capital en 2005 en pensant le récupérer vers 2015… et qu’en 2025, vous attendiez encore. C’est la réalité brutale que vivent aujourd’hui des milliers de limited partners (LP), ces grands investisseurs institutionnels qui alimentent les fonds VC. Lors d’un récent panel StrictlyVC à San Francisco, cinq gestionnaires représentant plus de 100 milliards de dollars ont dressé un constat sans appel : le venture capital traverse sa crise de liquidité la plus grave depuis deux décennies.
Des fonds qui durent… vingt ans
Le chiffre choque encore : certains fonds atteignent déjà 20 ans d’existence. Adam Grosher, directeur du J. Paul Getty Trust (9,5 Md$), l’admet sans détour.
« Dans notre portefeuille, nous avons des fonds de 15, 18, voire 20 ans qui détiennent encore des actifs phares que nous serions ravis de conserver… mais l’actif est bien plus illiquide qu’on ne l’imaginait historiquement. »
– Adam Grosher, J. Paul Getty Trust
Conséquence directe : les modèles d’allocation explosent. Lara Banks (Makena Capital) explique que son équipe modélise désormais des durées de vie de fonds à 18 ans, avec le gros des retours concentré entre la 16ᵉ et la 18ᵉ année. Autant dire que la patience devient la principale compétence requise pour tout LP en venture.
Le gouffre des valorisations : 90 % de décote en quelques mois
Le second choc concerne les écarts béants entre les valorisations affichées et la réalité du marché secondaire. Un exemple concret partagé par la modératrice Marina Temkin : une startup valorisée 20× son chiffre d’affaires en 2021 s’est vue proposer… 2× son CA sur le marché secondaire. Soit une décote de 90 %.
Michael Kim, fondateur de Cendana Capital (près de 3 Md$ sous gestion), parle d’un « messy middle » terrifiant : ces entreprises qui croissent à 10-15 % par an, génèrent entre 10 et 100 M$ de revenus récurrents, mais traînent encore des valorisations à plus d’un milliard héritées de la frénésie 2021. En face, le marché public ou les acheteurs private equity valorisent les mêmes profils à 4-6× le revenu. Le verdict est implacable.
L’arrivée massive de l’IA a aggravé la situation. Beaucoup de sociétés ont choisi la conservation de trésorerie pendant le downturn 2022-2023… et se sont fait doubler par la vague IA. Résultat : des business modèles soudainement obsolètes et des valorisations qui s’effondrent.
Les marchés secondaires : la nouvelle soupape de sécurité
Matt Hodan, de Lexington Partners (80 Md$ sous gestion), est catégorique :
« Tout LP et tout GP qui n’est pas actif sur le marché secondaire se met hors-jeu. C’est devenu une composante essentielle du paradigme de liquidité. »
– Matt Hodan, Lexington Partners
Le tabou a complètement disparu. Il y a dix ans, vendre en secondaire était perçu comme un aveu d’échec. Aujourd’hui, c’est un outil stratégique. Kelli Fontaine (Cendana) révèle que un tiers des distributions de son fonds l’an dernier provenaient de ventes secondaires… à prime, pas à décote.
Certains GP adoptent même une logique de private equity : vendre 20 % de leurs positions dans les tours ascendantes pour sécuriser des retours de fonds à 3× ou 4×, plutôt que tout miser sur le mythique 100× qui ne viendra peut-être jamais.
Emerging managers : le désert de la levée de fonds
Le chiffre donne le vertige : au premier semestre 2025, Founders Fund a levé à lui seul 1,7 fois le montant total collecté par l’ensemble des emerging managers. Les plateformes établies (Sequoia, General Catalyst, a16z…) ont capté huit fois plus.
Pourquoi ? Les LP, brûlés par les engagements massifs de 2020-2021, réduisent drastiquement le nombre de relations et concentrent leurs tickets sur les fonds géants perçus comme plus sûrs. Résultat : les nouveaux gestionnaires luttent pour leur survie.
- Nombre de nouveaux managers soutenus par Makena Capital en 2025 : seulement 2
- Montant alloué à Founders Fund : supérieur à tout le programme emerging combined
- Les « tourist funds » de 2021 ont presque tous disparu – un grand ménage salutaire selon Michael Kim
Le venture est-il encore une classe d’actif ?
Roelof Botha (Sequoia) l’avait affirmé à Disrupt : non, le venture n’est pas une classe d’actif homogène. Les retours sont trop dispersés. Michael Kim le répète depuis quinze ans :
« Les meilleurs gérants surperforment massivement tous les autres. C’est une dispersion énorme, pas une courbe en cloche comme en actions cotées. »
– Michael Kim, Cendana Capital
Pour les grandes fondations et endowments, cela complique terriblement la planification. La solution adoptée ? Un cœur de portefeuille en méga-fonds « fiables » + une poche emerging pour chercher l’alpha.
Intéressant : certains LP, comme Makena, voient désormais le venture comme une couverture stratégique contre la disruption de leurs positions cotées (exemple : exposition Stripe pour hedger Visa).
Comment lever un fonds en 2025 quand on est émergent ?
Les conseils des panélistes sont crus mais réalistes :
- Tapissez les family offices : plus ouverts aux paris risqués et aux premiers fonds
- Proposez massivement des co-investissements sans frais ni carried (0/0)
- Oubliez les réseaux « propriétaires » : tout le monde tracke les mêmes founders légitimes
- Misez tout sur le hustle : vivre dans des hacker houses, coder avec les fondateurs, gagner des hackathons (exemple de Casey Caruso chez Topology)
- Être basé à San Francisco ou y passer énormément de temps reste un prérequis
Les secteurs et géographies qui comptent encore
Le verdict est net :
- AI et « American dynamism » dominent totalement
- Biotech : Boston reste la place forte
- Fintech & crypto : New York
- Israël : toujours très fort malgré le contexte géopolitique
- Consumer : délaissé par les grandes plateformes, donc potentiellement mûr pour une nouvelle vague
Ce que cela signifie pour les entrepreneurs et les investisseurs
Pour les fondateurs, la concentration du capital chez quelques méga-fonds change tout : la compétition pour attirer l’attention de Sequoia ou a16z est devenue féroce, mais une fois l’intérêt obtenu, les tickets sont gigantesques et les termes plus fondateurs-friendly.
Pour les investisseurs individuels ou family offices, c’est paradoxalement une période intéressante : les emerging managers survivants sont plus affûtés, plus « hungry », et proposent souvent des conditions d’accès bien plus généreuses (co-investissements, carried réduit, etc.).
Enfin, la normalisation des ventes secondaires change la donne pour tout l’écosystème : les exits ne se font plus seulement via IPO ou rachat total. Vendre 10-30 % de sa position à chaque tour significatif devient une stratégie légitime et même encouragée par certains LP.
Conclusion : un reset douloureux mais nécessaire
Le venture capital sort de sa période d’excès 2020-2021. Les fonds trop nombreux, les valorisations irrationnelles, les tourist investors : tout cela est en train d’être purgé. Le prix à payer est élevé – illiquidité record, fonds qui durent 20 ans, emerging managers en danger de mort – mais le secteur qui en sortira sera plus mature, plus discipliné, et probablement plus rentable à long terme.
Comme le résume Michael Kim : les meilleurs gérants vont continuer à écraser la concurrence, les seconds vont survivre grâce aux secondaires, et les autres… disparaîtront. Darwinisme pur et dur, version Silicon Valley 2025.
Pour les entrepreneurs et investisseurs qui comprennent ces nouvelles règles du jeu, les opportunités n’ont jamais été aussi intéressantes. Pour les autres, la sortie de route risque d’être brutale.






