Imaginez : vous avez levé plus de 220 millions de dollars, vous êtes porté par un ancien cadre de la Gigafactory Tesla et un héritier de la famille Mondavi, vous promettez de révolutionner l’agriculture avec des tracteurs 100 % électriques et autonomes… et puis, un jeudi soir, vous annoncez à vos équipes que vous pourriez tout simplement fermer boutique. C’est exactement ce qui vient d’arriver à Monarch Tractor. Ce qui était encore il y a quelques mois une des pépites les plus sexy de l’AgTech se retrouve aujourd’hui au bord du gouffre. Et cette histoire, aussi brutale soit-elle, dit énormément de choses sur l’état actuel du marché des startups deeptech.
Un memo interne qui ne laisse aucun doute
Jeudi 19 novembre 2025, les quelque 300 employés restants de Monarch Tractor reçoivent un email des RH qui commence doucement… pour mieux asséner le coup de massue. Extraits :
« Le nouveau plan d’affaires permettra à nos clients de lancer des offres d’autonomie en SaaS commercialisées directement aux consommateurs […] Malheureusement, le timing de cette transition met Monarch en risque de fermeture complète. »
– Extrait du memo interne obtenu par TechCrunch
Traduction : on arrête (presque) les tracteurs, on passe full software, et si le cash brûle avant que le pivot fonctionne… rideau. L’entreprise prévient déjà qu’elle pourrait licencier jusqu’à 102 personnes de manière définitive. Rappel : fin 2024, elle comptait environ 300 salariés et en avait déjà coupé plus de 10 %. Faites le calcul.
Retour sur une ascension fulgurante
Pour bien comprendre l’ampleur du choc, il faut remonter le fil. Monarch Tractor est fondé en 2018 avec une promesse aussi simple qu’ambitieuse : rendre l’agriculture plus propre, plus sûre et plus rentable grâce à des tracteurs électriques « driver optional ». Le pitch est parfait :
- 100 % électrique → zéro émission
- Autonomie de niveau 4 → le tracteur travaille seul
- Wingspan, le logiciel de gestion de flotte en temps réel
- Ciblage initial : vignobles, vergers, fermes haut de gamme
Le casting est bankable : Mark Schwager (ex-directeur des opérations de la Gigafactory Nevada de Tesla), Carlo Mondavi (oui, les vins Mondavi), Praveen Penmetsa au poste de CEO. Résultat ? Les investisseurs se bousculent. Série A, B, puis un énorme tour de 133 millions de dollars en 2024 mené par Foxconn et d’autres géants. À ce stade, la valuation dépasse le milliard sans trop de difficultés.
500 tracteurs livrés, des photos magnifiques dans les vignobles californiens, des partenariats avec Constellation Brands (le géant du vin)… tout va bien. Jusqu’à ce que ça coince. Très fort.
Les signaux faibles qui auraient dû alerter tout le monde
En réalité, les problèmes s’accumulaient depuis des mois. Liste non exhaustive :
- Départ de Mark Schwager (co-fondateur) en juillet 2025 – il reste au board, mais le signal est mauvais
- Rupture brutale avec Foxconn, leur fabricant sous contrat, début 2025
- Premiers licenciements discrets dès l’été 2025 en Inde et à Singapour
- Une plainte déposée par Burks Tractor (un de leurs premiers revendeurs) accusant Monarch de leur avoir livré des tracteurs « incapables de fonctionner en mode autonome »
Cette dernière affaire est particulièrement gênante. Dans le dossier judiciaire, Burks Tractor parle de véhicules « défectueux » avec des problèmes majeurs de batteries, de logiciels et surtout d’autonomie. Monarch nie, bien sûr, mais le mal est fait : la promesse centrale – le tracteur qui bosse tout seul – semble ne jamais avoir vraiment fonctionné de façon fiable en conditions réelles.
Le pivot désespéré vers le SaaS : trop peu, trop tard ?
Face à l’échec hardware, la nouvelle stratégie est claire : on vend plus des tracteurs, on vend du logiciel. L’idée : transformer Wingspan en plateforme SaaS que n’importe quel constructeur (John Deere, Kubota, etc.) pourrait intégrer sur ses propres machines.
Sur le papier, c’est malin. Le marché du software agricole est en pleine explosion et les marges sont bien plus confortables que celles du hardware. Mais il y a un énorme problème : pour vendre une solution d’autonomie en SaaS, il faut… que l’autonomie fonctionne. Et visiblement, ce n’est pas encore le cas.
« On passe d’une entreprise qui construisait le tracteur le plus cool du monde à une boîte qui essaie de monétiser un logiciel que personne n’a encore vu marcher à grande échelle. »
– Un ancien ingénieur Monarch, sous couvert d’anonymat
Pourquoi cette histoire est un cas d’école pour toutes les startups deeptech
Monarch Tractor coche malheureusement toutes les cases du « syndrome de la licorne deeptech qui s’écrase » :
- Levées de fonds énormes sur un pitch séduisant mais une technologie immature
- Under-estimation massive des difficultés d’industrialisation
- Marché de niche (vignobles haut de gamme) trop petit pour absorber les coûts
- Pivot forcé quand le cash commence à manquer
- Dépendance à un unique fabricant (Foxconn) qui lâche l’affaire
On a vu exactement le même schéma avec Arrival (camions électriques), Proterra (bus électriques), Lordstown Motors, et bien d’autres. La deeptech agricole n’échappe pas à la règle : construire un tracteur autonome fiable coûte infiniment plus cher et prend infiniment plus de temps que ce que les investisseurs imaginent dans leurs modèles Excel.
Et maintenant ? Trois scénarios possibles
À l’heure où j’écris ces lignes, trois issues semblent envisageables :
- Le sauvetage in extremis – Un acquéreur (John Deere ? CNH ? Un fonds chinois ?) rachète la techno et la marque pour une bouchée de pain.
- Le downsizing extrême – L’entreprise licencie 80 % de l’effectif, garde 30-40 personnes et tente de survivre en mode « software only » jusqu’à une prochaine levée ou acquisition.
- La fermeture pure et simple – Le cash est épuisé avant la fin du runway, Chapter 7, rideau.
Le scénario 2 est le plus probable à court terme. Mais même dans ce cas, la marque Monarch Tractor risque de disparaître rapidement de l’imaginaire collectif.
Leçons à retenir pour tous les entrepreneurs tech
Cette histoire douloureuse nous laisse plusieurs enseignements brutaux mais utiles :
- Une technologie « presque prête » n’est pas prête. Point.
- Le hardware, c’est dur. Vraiment très dur. Surtout quand il doit fonctionner 12h/jour dans la poussière et la boue.
- Les investisseurs adorent les histoires sexy, mais détestent les usines et les chaînes d’approvisionnement.
- Ne jamais mettre tous ses œufs dans le panier d’un seul partenaire industriel (coucou Foxconn).
- Le pivot SaaS fonctionne… quand le logiciel est déjà mature et adopté. Sinon c’est juste une façon polie de dire « on n’a plus d’argent ».
Monarch Tractor n’est probablement pas la dernière startup AgTech à vivre ce genre de descente aux enfers. Mais espérons que les suivantes auront retenu la leçon : révolutionner l’agriculture, c’est bien. Arriver à livrer un produit qui tient ses promesses, c’est mieux.
En attendant, dans les vignobles de Napa Valley, quelques tracteurs électriques orange risquent de rester immobiles encore longtemps…






