Imaginez : il y a trois ans, ChatGPT explosait et tout le monde prédisait une vague massive d’applications IA destinées directement aux consommateurs. Pourtant, en cette fin 2025, la réalité est bien différente. La plupart des startups qui tentent de monétiser l’IA auprès du grand public peinent à trouver leur place durable. Pourquoi cette promesse tant attendue tarde-t-elle à se concrétiser ? Des investisseurs de premier plan, lors d’un événement récent, ont partagé leur analyse sans filtre sur ce phénomène.
Le boom de l’IA générative a bel et bien transformé le paysage technologique, mais principalement du côté des entreprises. Les outils B2B fleurissent, tandis que les applications grand public spécialisées restent souvent des curiosités éphémères. Cette dissonance interpelle les entrepreneurs et les marketeurs qui voient dans l’IA un levier puissant pour toucher directement les utilisateurs finaux.
Le parallèle historique avec l’ère mobile
Chi-Hua Chien, cofondateur et managing partner chez Goodwater Capital, propose une comparaison éclairante avec l’histoire des smartphones. Souvenez-vous : quand l’iPhone est sorti en 2008, les premières applications populaires étaient souvent des gadgets simples, comme des lampes de poche. Apple les a rapidement intégrées nativement, rendant obsolètes bon nombre de ces apps tierces.
En IA, on observe un schéma similaire. Les premières applications grand public autour de la génération de vidéos, d’audio ou d’images ont suscité l’enthousiasme… jusqu’à ce que des modèles plus puissants, comme Sora ou ceux open-source chinois, balayent la concurrence.
Beaucoup d’applications précoces en vidéo, audio et photo étaient super cool. Mais ensuite Sora et d’autres sont arrivés, et les modèles vidéo chinois open-source ont suivi. Du coup, beaucoup d’opportunités ont disparu.
– Chi-Hua Chien, Goodwater Capital
Pour Chien, nous sommes actuellement dans une phase de stabilisation de la plateforme IA, comparable à la période 2009-2010 pour le mobile. C’est à cette époque qu’ont émergé les géants comme Uber ou Airbnb. Il estime que nous approchons du même tournant pour l’IA consumer.
Google Gemini atteignant la parité technologique avec ChatGPT pourrait marquer ce point d’inflexion. Une fois les fondations solides, les applications véritablement disruptives pourront enfin décoller.
L’adolescence maladroite des applications IA grand public
Elizabeth Weil, fondatrice et partner chez Scribble Ventures, décrit la situation actuelle avec une métaphore vivante : les applications consumer IA sont dans une phase d’adolescence gênante. Elles ont du potentiel énorme, mais elles manquent encore de maturité pour captiver durablement les utilisateurs.
Cette immaturité se manifeste par un manque de différenciation réelle. Beaucoup d’apps proposent des fonctionnalités impressionnantes en démo, mais qui s’estompent rapidement face aux améliorations des grands modèles généralistes.
Les entrepreneurs qui se lancent aujourd’hui doivent donc anticiper cette évolution rapide. Créer une app qui repose uniquement sur une capacité technique actuelle, c’est risquer l’obsolescence en quelques mois.
Le smartphone : un frein inattendu à l’innovation consumer IA ?
L’un des points les plus provocateurs soulevés concerne le rôle du smartphone lui-même. Chi-Hua Chien souligne que cet appareil, que nous consultons des centaines de fois par jour, ne capte en réalité que 3 à 5 % de notre expérience visuelle du monde.
Il est peu probable qu’un device que vous prenez 500 fois par jour mais qui ne voit que 3 à 5 % de ce que vous voyez soit celui qui introduira les cas d’usage exploitant pleinement les capacités de l’IA.
– Chi-Hua Chien
Elizabeth Weil abonde dans ce sens en pointant le manque d’ambient computing : le smartphone n’est pas assez omniprésent ni passif pour permettre des interactions IA véritablement fluides et contextuelles.
Dans cinq ans, prédit-elle, nous ne construirons plus principalement pour cet écran rectangulaire. Cette limitation explique en partie pourquoi tant d’applications consumer IA actuelles semblent forcées ou superficielles.
La ruée vers les nouveaux devices IA
Face à ces contraintes, toute l’industrie se tourne vers la prochaine génération de devices. OpenAI collabore avec Jony Ive (ex-Apple) sur un appareil sans écran, potentiellement de poche. Meta avance avec ses lunettes Ray-Ban intelligentes, contrôlées par des gestes subtils via un bracelet.
Parallèlement, une multitude de startups tentent leur chance avec des pins, pendentifs ou bagues IA. Les résultats sont pour l’instant mitigés, souvent décevants en termes d’expérience utilisateur et d’autonomie.
Ces nouveaux form factors pourraient débloquer des cas d’usage impossibles sur smartphone : vision continue, interactions vocales naturelles, contextualisation permanente de l’environnement.
Pour les entrepreneurs, cela représente à la fois un risque énorme (hardware coûteux et complexe) et une opportunité unique de créer des moats défensifs via l’intégration verticale.
Des applications prometteuses indépendantes du hardware
Tous les espoirs ne reposent pas sur de nouveaux devices. Certains cas d’usage pourraient émerger directement sur nos smartphones actuels.
Chi-Hua Chien cite l’exemple d’un conseiller financier personnel IA, ultra-personnalisé selon les besoins et le profil de risque de chaque utilisateur. Un outil qui accompagnerait les décisions quotidiennes d’investissement, budgétisation et planification.
Elizabeth Weil mise quant à elle sur un tuteur toujours disponible, capable d’offrir un enseignement sur-mesure dans n’importe quel domaine. Imaginez un compagnon éducatif qui s’adapte en temps réel au rythme et aux lacunes de l’apprenant.
Ces applications auraient l’avantage de résoudre des pain points profonds et récurrents, créant ainsi une dépendance positive et une valeur perçue élevée.
- Personnalisation extrême grâce aux données utilisateur accumulées
- Interaction continue plutôt qu’épisodique
- Valeur qui augmente avec le temps (effet réseau personnel)
- Potentiel de monétisation par abonnement premium
Le piège des réseaux sociaux dopés à l’IA
Un domaine suscite particulièrement le scepticisme des investisseurs : les nouveaux réseaux sociaux basés sur l’IA. Plusieurs startups en stealth développent des plateformes où des milliers de bots interagissent avec le contenu des utilisateurs.
Cela transforme le social en jeu solo. Je ne suis pas sûr que ça marche. Les gens aiment les réseaux sociaux parce qu’ils savent qu’il y a de vrais humains de l’autre côté.
– Chi-Hua Chien
Cette critique touche au cœur de ce qui fait le succès des réseaux sociaux : l’authenticité des interactions humaines. Remplacer cela par des IA, même sophistiquées, risque de créer une expérience creuse, malgré l’engagement artificiellement gonflé.
Pour les marketeurs et growth hackers, cela pose une question cruciale : comment créer de l’engagement authentique dans un monde où l’IA peut simuler n’importe quelle interaction ?
Leçons pour les entrepreneurs et investisseurs
Cette analyse des VC offre plusieurs enseignements concrets pour ceux qui veulent se lancer dans l’IA consumer :
- Éviter les features facilement reproductibles par les grands modèles
- Construire autour de pain points profonds et durables
- Penser distribution et data flywheel dès le jour 1
- Anticiper l’évolution rapide des fondations techniques
- Considérer sérieusement les nouveaux form factors hardware
- Préserver l’authenticité humaine là où elle compte
Les startups qui réussiront seront probablement celles qui combineront une vision produit audacieuse avec une exécution pragmatique face à la réalité technique actuelle.
Perspectives pour 2026 et au-delà
Alors que nous approchons de 2026, plusieurs signaux laissent penser que la stabilisation prédite arrive. Les grands modèles atteignent un plateau de performance relatif, les coûts d’inférence baissent, et les premiers devices alternatifs commencent à mûrir.
Pour les entrepreneurs en marketing digital, startups et technologie, c’est peut-être le moment idéal pour positionner leurs projets IA consumer. Ceux qui comprendront que nous sortons de l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte de cette technologie auront une longueur d’avance.
L’histoire nous enseigne que les plus grandes opportunités émergent souvent juste après la phase de désillusion. L’IA grand public pourrait bien vivre son moment « Uber » dans les années à venir.
En attendant, la prudence reste de mise : construire pour durer demande de voir au-delà des effets d’annonce et de se concentrer sur la valeur réelle délivrée aux utilisateurs finaux.
(Article inspiré des discussions lors de l’événement StrictlyVC de TechCrunch, décembre 2025)






