Imaginez : vous êtes le PDG d’une entreprise qui pèse plusieurs dizaines de milliards de dollars, votre plateforme réunit chaque jour plus de 80 millions d’enfants et d’adolescents… et voilà qu’un podcast vous cuisine pendant une heure sur la sécurité de vos jeunes utilisateurs. C’est exactement ce qui est arrivé à Dave Baszucki, le fondateur et CEO de Roblox, lors de son passage sur le podcast Hard Fork du New York Times. Ce qui devait être une discussion sympa sur l’innovation et l’avenir du métavers a vite tourné à l’interrogatoire. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le patron a fini par craquer.
Un échange qui part en vrille
L’interview commence pourtant sur de bonnes bases. Dave Baszucki vient présenter la nouvelle fonctionnalité de vérification d’âge par scan facial, qui sera obligatoire dès janvier 2026 pour accéder au chat sur Roblox. Une mesure censée renforcer la protection des mineurs. Mais très vite, les journalistes Kevin Roose et Casey Newton recentrent la conversation sur les rapports accablants publiés ces dernières années : prédation sexuelle, contenus inappropriés, modération défaillante…
À un moment, quand on lui rappelle qu’un rapport interne aurait montré que l’entreprise avait privilégié la croissance au détriment de la sécurité, Baszucki lâche, visiblement agacé : « Fun. Let’s keep going down this » (« Amusement. On continue comme ça ? »). Traduction : ras-le-bol.
« And I want to highlight, I came here because I love your podcast and came to talk about everything… So if our PR people said ‘Let’s talk about age-gating for an hour’, I’m up for it, but I love your pod. I thought I came here to talk about everything. »
– Dave Baszucki, visiblement frustré
Ce moment a fait le tour des réseaux. Beaucoup y ont vu l’illustration parfaite du malaise actuel des plateformes qui ciblent massivement les enfants.
Roblox, c’est (beaucoup) d’enfants
Pour bien comprendre l’ampleur du problème, il faut remettre quelques chiffres en perspective :
- Plus de 70 % des utilisateurs Roblox ont moins de 16 ans
- En moyenne, un enfant américain de 9 à 12 ans passe plus de 2 heures par jour sur la plateforme
- Roblox a généré 3,5 milliards de dollars de revenus en 2024, en grande partie grâce aux achats in-app des mineurs
Autant dire que Roblox n’est plus seulement un jeu : c’est devenu un véritable écosystème social où les enfants passent plus de temps qu’à l’école certains jours. Et quand on parle de réseaux sociaux pour enfants, la question de la sécurité devient explosive.
Les nouvelles mesures : vrai progrès ou cache-misère ?
Face aux critiques, Roblox a annoncé plusieurs mesures phares :
- Obligation de vérification d’âge par scan facial pour accéder au chat à partir de janvier 2026
- Renforcement des filtres IA pour détecter les comportements suspects
- Création d’un conseil consultatif sur la sécurité composé d’experts indépendants
- Investissement de plus de 100 millions de dollars par an dans la modération
Mais pour beaucoup d’observateurs, ces annonces arrivent tard. Très tard. Et surtout, elles ne répondent pas à la question fondamentale : comment une plateforme qui a bâti son succès sur l’accessibilité maximale peut-elle soudainement devenir un espace sécurisé pour les enfants ?
Le dilemme croissance vs sécurité
C’est là tout le paradoxe des plateformes comme Roblox, mais aussi TikTok, Snapchat ou autrefois Musical.ly : leur modèle économique repose sur la viralité et l’engagement maximal. Plus les enfants passent de temps, plus ils dépensent de Robux, plus les créateurs gagnent d’argent, plus la plateforme grossit.
Or, les mécanismes qui maximisent l’engagement sont souvent les mêmes que ceux qui exposent aux risques :
- Algorithmes addictifs
- Messagerie privée non surveillée
- Création de contenu libre (parfois par des adultes pour des enfants)
Quand on demande à Dave Baszucki s’il regrette d’avoir priorisé la croissance, la réponse est… évasive. Il préfère insister sur le fait que Roblox a toujours pris la sécurité au sérieux. Mais les rapports internes fuités racontent une autre histoire : des équipes de modération sous-dimensionnées, des alertes ignorées, des objectifs de croissance qui primaient sur tout.
Ce que ça dit de l’écosystème tech actuel
Cette séquence gênante n’est pas isolée. Elle fait écho à d’autres moments emblématiques :
- Mark Zuckerberg auditionné au Congrès sur Cambridge Analytica
- Les dirigeants de TikTok interrogés sur leur lien avec la Chine
- Le PDG de OnlyFans qui refuse de parler de pornographie infantile sur sa plateforme
À chaque fois, même schéma : des fondateurs brillants, passionnés par leur produit, qui se retrouvent face à la réalité brutale de la responsabilité sociétale. Et qui, souvent, réagissent mal.
Le « high-five » ironique de Baszucki quand on lui dit que l’IA est la solution ? C’est symptomatique d’une génération de dirigeants tech qui croit encore que la technologie peut tout résoudre. Même quand le problème… c’est justement la technologie qu’ils ont créée.
Et pour les entrepreneurs, quelle leçon ?
Si vous construisez une startup qui touche des enfants (edtech, gaming, réseaux sociaux jeunesse…), cette séquence doit vous faire réfléchir :
- La sécurité doit être intégrée dès le jour 1, pas après 15 ans de croissance
- Une équipe dédiée à la protection des mineurs doit avoir un droit de veto sur les features
- La transparence (vrais rapports, audits indépendants) vaut mieux que le silence
- Anticipez la régulation : COPPA aux USA, Digital Services Act en Europe… ça arrive
Parce que oui, on peut être une licorne à plusieurs milliards et se retrouver en une interview à devoir dire « Fun » pour ne pas exploser en direct.
Vers un métavers vraiment safe ?
Roblox a les moyens de devenir le leader d’un internet plus sûr pour les enfants. L’entreprise a les ressources, les données, les meilleurs ingénieurs IA. Mais pour ça, il va falloir accepter une vérité difficile : protéger vraiment les enfants, ça veut parfois dire sacrifier un peu de croissance.
La question est maintenant de savoir si Dave Baszucki et son équipe sont prêts à franchir ce cap. Ou si, comme tant d’autres avant eux, ils continueront à parier que la technologie finira bien par tout arranger.
En attendant, une chose est sûre : la prochaine fois qu’un journaliste invitera le CEO de Roblox à parler « de tout », il risque de répondre… « Parlons plutôt de fun ».






