Dans la course effrénée à la domination du marché de l’intelligence artificielle (IA), Amazon sort l’artillerie lourde. Le géant du e-commerce vient d’annoncer le lancement d’un programme de subventions doté de 110 millions de dollars destiné à attirer les chercheurs en IA. Cette initiative, baptisée « Build on Trainium », a pour objectif de mettre en avant la puce maison d’Amazon dédiée à l’entraînement des modèles d’IA.
Amazon mise gros sur l’IA
Avec ce programme, Amazon s’engage à distribuer jusqu’à 11 millions de dollars en crédits Trainium à des universités partenaires stratégiques. Des subventions individuelles pouvant atteindre 500 000 dollars seront également accordées à la communauté des chercheurs en IA au sens large. De plus, AWS prévoit de mettre en place un « cluster de recherche » composé de jusqu’à 40 000 puces Trainium, accessible aux équipes de recherche et aux étudiants.
Pour Gadi Hutt, directeur principal chez Annapurna Labs, filiale d’AWS spécialisée dans la conception de puces, Build on Trainium vise à fournir aux chercheurs les ressources matérielles dont ils ont besoin pour mener à bien leurs travaux. Les bénéficiaires des subventions auront également accès à des ressources éducatives et des programmes de formation dédiés à Trainium.
« La recherche académique en IA est aujourd’hui sévèrement limitée par un manque de ressources et, en tant que tel, le secteur académique prend rapidement du retard », déclare Hutt.
Gadi Hutt, directeur principal chez Annapurna Labs, Amazon Web Services
Un écosystème académique en manque de moyens
Il est vrai que les chercheurs en IA dans le milieu universitaire ne disposent pas des mêmes infrastructures que les géants de la tech. À titre de comparaison, Meta a acquis plus de 100 000 puces IA pour développer ses modèles phares, tandis que le groupe de traitement du langage naturel de Stanford ne possède que 68 GPU pour l’ensemble de ses travaux.
Face à ce constat, l’initiative d’Amazon peut sembler salvatrice. Cependant, certains émettent des réserves quant aux intentions réelles du géant de Seattle.
Une générosité suspecte ?
Os Keyes, doctorant à l’Université de Washington, y voit une tentative de « corruption généralisée du financement de la recherche universitaire ». En effet, dans le cadre de Build on Trainium, c’est Amazon qui aura le dernier mot sur les projets sélectionnés. Le processus de sélection reste opaque, Hutt se contentant de déclarer qu’AWS allouera les fonds « en fonction du mérite et des besoins de la recherche ».
Des études ont déjà pointé du doigt le fait que la recherche en IA financée par les entreprises tend à favoriser les travaux ayant des applications commerciales, au détriment d’autres domaines. De plus, la recherche en IA « responsable » menée par les grandes entreprises serait plus restreinte et manquerait de diversité dans les sujets abordés.
Un outil de séduction pour Amazon ?
Au-delà des questions éthiques, se pose également la question de l’indépendance des chercheurs. En acceptant les subventions d’Amazon, seront-ils « verrouillés » dans l’écosystème AWS et contraints d’utiliser Trainium ? Selon Hutt, il n’en est rien. Les seules conditions seraient de publier un article et de rendre leur travail open-source sur GitHub.
Malgré ces assurances, il est permis de s’interroger sur les véritables motivations d’Amazon. Le programme Build on Trainium ne risque-t-il pas d’accentuer encore davantage le déséquilibre entre le monde académique et l’industrie en matière de recherche en IA ?
Un fossé qui se creuse
Car le fossé est déjà immense. En 2021, les agences gouvernementales américaines, en dehors du département de la Défense, ont alloué 1,5 milliard de dollars au financement académique de la recherche en IA. La même année, l’industrie mondiale de l’IA a dépensé plus de 340 milliards de dollars au total, et pas seulement pour la recherche.
Près de 70% des titulaires d’un doctorat en IA finissent dans le secteur privé, attirés par des salaires compétitifs et l’accès à des ressources essentielles en termes de calcul et de données. Les entreprises ont intensifié le recrutement de chercheurs en IA issus du monde universitaire et mis de côté des subventions plus importantes pour les étudiants de doctorat.
Résultat : les plus grands modèles d’IA développés chaque année proviennent désormais de l’industrie dans plus de 90% des cas, tandis que le nombre d’articles sur l’IA publiés avec des co-auteurs de l’industrie a presque doublé depuis 2000.
Des initiatives insuffisantes
Certes, des initiatives gouvernementales ont été lancées pour tenter de combler ce fossé. En 2022, la National Science Foundation a annoncé un investissement de 140 millions de dollars pour créer sept instituts nationaux de recherche en IA pilotés par des universités. Ailleurs, des efforts sont en cours pour établir la « U.S. National AI Research Resource », une initiative de 2,6 milliards de dollars qui fournirait aux chercheurs et aux étudiants en IA un accès à des ressources de calcul et à des jeux de données.
Mais ces initiatives font pâle figure face aux programmes des entreprises. Et rien ne laisse présager un changement de la donne dans un avenir proche. Le déséquilibre entre le monde académique et l’industrie en matière de recherche en IA risque donc de perdurer, voire de s’accentuer, malgré les efforts d’Amazon pour se présenter comme un mécène bienveillant.
Vers une IA aux mains des géants de la tech ?
Au final, cette situation soulève de sérieuses interrogations quant à l’avenir de la recherche en intelligence artificielle. Si les géants de la tech comme Amazon, Google ou Meta continuent à dominer ce domaine, tant en termes de financement que d’accès aux ressources, quelle place restera-t-il pour une recherche indépendante et désintéressée ?
Le risque est grand de voir l’IA se développer principalement selon les intérêts et les besoins des entreprises, au détriment de l’intérêt général. C’est tout l’enjeu des débats actuels sur la gouvernance et l’éthique de l’IA, qui appellent à une réflexion collective sur la manière dont nous voulons façonner cette technologie révolutionnaire.
L’initiative d’Amazon, aussi généreuse soit-elle en apparence, ne fait que souligner l’urgence de ces questions. Il est temps que les pouvoirs publics, les universités et la société civile se saisissent pleinement du sujet, afin que l’IA de demain ne soit pas uniquement l’affaire des géants de la tech, mais bien un projet au service de l’humanité tout entière.